« Je m’en vais le dimanche à Orly.
Sur l’aéroport, on voit s’envoler
Des avions pour tous les pays.
Pour l’après-midi, j’ai de quoi rêver.
Je me sens des fourmis dans les idées
Quand je rentre chez moi la nuit tombée. »
Gilbert BÉCAUD.
« Dimanche à Orly »
Quand il était à Paris, il partait selon ses dires passer « Le dimanche à Orly », pour assister à ce « spectacle » et pour se distraire d’une réalité. « Sa réalité ».
Que faisait-il dans la Capitale ?
Résidait-il dans sa famille ?
Côtoyait-il sa cousine « préférée », F.S., jeune comédienne et future épouse de l’acteur M.B., qui joua entre autres dans « Un taxi pour Tobrouk » de Denys de La Patellière, ou bien encore dans « Mélodie en sous-sol » d’Henri Verneuil, etc.
De cette période parisienne, voire grenobloise, où le situer ?
Était-il « zazou » comme tous les jeunes de sa génération ? Évoquait-il le répertoire du « Fou chantant », Charles Trenet, avec sa chanson à succès « La mer » ? Portait-il « le chapeau » à la Humphrey Bogart ? Écoutait-il Glenn Miller, Sidney Bechet avec sa « petite fleur » ?
Leur père lourdement handicapé depuis la Première Guerre mondiale, la mort de son frère Jacques (qui devait reprendre la succession du cabinet d’expert comptable) tué par les Allemands à Pont-de-Veyle dans l’Ain, alors que les troupes d’outre-Rhin remontaient la France, après leur capitulation en cette Seconde Guerre mondiale.
Un camarade de la Résistance se mit à tirer sur le convoi, les Allemands ripostèrent et s’acharnèrent sur les deux corps, jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de les identifier.
Ce fut un choc pour la famille, le père, leur « maman », Marcel l’autre frère et « Pierrot » ne se remirent pas de cette tragédie.
À un tel point que, durant des années, lorsqu’il croisait un véhicule immatriculé d’un « D », il le poursuivait, les traitant de « sales Boches » en leur faisant « une queue de poisson ».
Issu d’une famille bourgeoise, il fit tous les métiers en ne parlant jamais de ses origines, voire même en « s’abaissant vis-à-vis d’autrui » comme si tout cela était un poids difficile à porter.
De ses mots à lui, il reçut une éducation « stricte », ce qui le mit dans une sorte de « rébellion » vis-à-vis de sa famille, notamment face à son père plutôt « colérique » et une « maman » jugée « protectrice ».
L’équilibre ne sera jamais trouvé ; se sentait-il dévalorisé par les autres membres du cercle familial ?
De Grenoble à Alger, où il travailla dans l’industrie pétrolière, en passant par Lens-Lestang – où il devait vivre « au Château » avec sa « maman » –, puis Beaurepaire, Fures, Froges, Tournon, il revient des anecdotes qu’il prenait quelquefois plaisir à raconter.
Quand il faisait les marchés avec son Tube Citroën « V’LÀ PIERROT » ; la pose d’une tapisserie appliquée à l’envers chez un client de l’entreprise Marandola…
À Fures où il était « planeur sur scie » avec ses copains M.B., N.B., E.B. et les autres… Lors de la fête des vacances, il leur chanta tellement de fois la chanson de Tino Rossi « Ô Corse Île d’Amour » qu’à sa grande déception, il en perdit l’air pour toujours !
La reprise d’un commerce à Froges, « Les Docks Lyonnais », l’obligation de faire les tournées malgré des crises de goutte et avec cela, une faillite de l’épicerie à la clef !
Il s’épanouira dans son dernier poste comme concierge à l’usine Mecelec de Tournon, avec la sortie dominicale à Grenoble, Romans, Valence, La Voulte, La Roche-de-Glun pour assister à ces derbys régionaux de matchs de rugby qui, hélas, aujourd’hui n’existent plus, du moins comme à l’époque…
Une expression lui revenait souvent, quand il marchait dans les rues de Beaurepaire, prononcée par une connaissance de jeunesse, du temps où il fréquentait des gens « dits de bonne famille » et roulait au volant de sa Traction avant Citroën : « Grandeur et décadence ».
Cet individu, pour paraître dans « la bonne société », s’était acheté une particule afin que son nom commence par De C.
Quelques années avant sa disparition, il se rendit en Corrèze, « comme pour sauvegarder en mémoire » les traces de son passé, tout d’abord à Collonges-la-Rouge, au Manoir dit de Beauvirie (classé aux Monuments Historiques) qui appartient à F.
Il resta figé devant le manoir et les années qu’il avait passées dans ce lieu, sans oser frapper à la porte pour revoir une dernière fois sa cousine.
Puis c’est à Brive qu’il se dirigea, directement à la demeure bourgeoise de son grand-père, avec une envie d’y pénétrer. Il alla jusqu’à sonner à la porte, mais hélas la maison était inoccupée.
Ce grand-père Gabriel, de son état pharmacien, avait pour habitude de faire se peser sur sa balance ses invités avant et après les repas !
Il devait y avoir une certaine complicité entre eux, pour qu’il se souvienne si bien de cet endroit alors que la ville de Brive s’était agrandie.
Arrivé à Périgueux, devant la maison de D., son cousin, il la regarda ainsi que son nom à la porte et, sans rien dire, repartit.
La peur de déranger, de ne pas être à la hauteur (comme cela a déjà été remarqué) le rendait timide devant certaines situations.
La retraite bien méritée, après Tournon, le conduisit à Bourg-lès-Valence, Montpellier, Lyon (où il fit des recherches généalogiques approfondies sur la famille de sa « maman » Anaïs Monnier de Savignac).
Il déménagea pour Marseille, Tarascon (où il aimait participer à la fête de la Tarasque, animal imaginaire ressemblant à un dragon et lié à la culture de la ville), puis son parcours se termina à Nîmes.
Sa hantise était de vieillir. À chaque anniversaire, apparaissait pour lui une sorte d’étape d’une mort avancée dans le temps.
Durant trois années, la maladie le rongea, pour l’emporter à l’âge 83 ans.
Encore conscient à son départ de Nemausus, d’une voix faible il prononça : « non, non, non » et la porte de l’ambulance se referma dans la nuit d’un bruit sec.
Sa famille, ses amies J.V., C.V., F.V., N.D., S.P. se retrouvèrent à la Chapelle de l’hôpital Carémeau de Nîmes, pour un dernier Adieu.
Après son enterrement à Grenoble, sa ville de cœur, F. et D. furent prévenues de sa disparation.
Des souvenirs remontèrent sans doute au bon vieux temps où ils se retrouvaient en famille…
Des lettres retrouvées depuis Fures, qu’il adressait à F. et auxquelles elle répondait sans prendre de nouvelles de la famille qu’il avait construite, le savait-elle d’ailleurs ?
D. se rappelait avoir cherché à le joindre lors des J.O. de Grenoble, où il était architecte. Il s’était sans doute une nouvelle fois dérobé, sans donner signe de vie.
De cette histoire succincte, il reste des échanges, beaucoup d’amour partagé, pour définir l’énigmatique Monsieur à la moustache et à la pipe, plutôt « taiseux », mais attentif à nos vies.
Comme il en parlait quelquefois, son existence était un roman, un roman qui reste à écrire, sans sa présence…